jeudi 29 janvier 2015

Chapitre 5


 Dépêche-toi. On va être en retard ! cria Jeanny.

Joy était enrhumée depuis une semaine, depuis la nuit où elle avait zoné insouciante (inconsciente, affirmait son amie Jeanny) – sans veste dans la grande ville, à une heure du matin. Malgré un été indien exceptionnellement beau ; la nuit, le fond de l’air était frais.

Pour Jeanny, c’était tout le contraire, elle s’habillait toujours plus. Elle craignait sans cesse de réveiller ces rhumatismes qui lui tordaient depuis une décennie, quelques uns de ses membres. En s’emmitouflant, elle avait l’impression d’avoir trouvé un remède qui atténuait cette souffrance aiguë et exigeante dont elle voulait épargner à ses os le contact avec ce qu’ils détestaient le plus. Depuis son arrivée à la résidence, son état était stationnaire. Le chauffage y était pour beaucoup, jamais moins de 22 degrés dans l’enceinte de l’établissement, et lorsqu’elle sortait, elle veillait à conserver cette chaleur bienfaitrice.
L’état fiévreux de Joy ralentissait considérablement leur futur entretien de ce soir. A chaque fois qu’elles rencontraient un nouveau pour savoir s’il serait un des leurs, les minutes étaient comptées, car elles ne faisaient pas l’impasse sur leur sortie. Ce soir, elles allaient interroger Raymond chambre 110.
*
J’entendis un bruit contre ma porte au moment où je fermais l’armoire à l’intérieur de laquelle j’avais rangé quatre liasses de vingt billets chacune (une liasse de 500€, une liasse de 100 € et deux liasses de 200€). Grâce à quelques outils que j’avais dissimulés dans une doublure de ma valise, j’avais fabriqué une cachette pour planquer mon oseille derrière mes vêtements. A l’intérieur d’une armoire de vieilles fripes, personne ne trouverait mes billets, tandis que sous le matelas, c’était devenu plus risqué.
Lorsque d’autres coups retentirent, plus forts encore (j’avais heureusement pris soin de verrouiller la porte à double tour), je restai immobile, seul avec les battements accélérés de mon cœur qui remplissaient tout l’espace. Ce n’était pas le neuroleptique que j’avais gentiment gobé qui provoquait des hallucinations. Non, certainement pas. Je continuai à m’approcher lentement, en essayant de ne pas frotter les semelles de mes pantoufles sur le sol en lino, je m’aidais d’une main appuyée contre le mur, et j’avançais doucement, car j’étais plongé dans l’obscurité. En arrivant à la porte, je collai mon oreille, et je distinguai une voix qui murmurait quelque chose comme : « il va se réveiller, ils donnent jamais d’Xp09 les premiers soirs au nouveau, ils attendent toujours quelques jours pour connaître le patient!». Je ne comprenais pas grand-chose à leur conversation…Mais je me demandais qui étaient ces gens qui s’autorisaient à taper contre ma porte, à une heure aussi tardive ?
Cet après-midi, n’avais-je pas pourtant vu que des pensionnaires qui n’attendaient plus rien de la vie, même pas un souffle ? Certains me faisaient même penser à des alligators la bouche entrouverte attendant la Mort comme l’animal guette sa proie. D’autres avaient les yeux enfoncés dans leurs orbites, ils semblaient déjà morts ! Le contraste ne m’avait pas échappé, il y avait des vieux plus dépendants et malades que d’autres, certains gueulaient leur mal être, d’autres avaient le corps ramolli par l’inactivité. Tous se côtoyaient dans une détresse, a priori similaire. Il y avait les silencieux, de l’autre les fous donnant des coups de pied comme ceux qui résonnaient à présent à l’intérieur de ma chambre.
L’état fébrile de Joy accentuait sa mauvaise humeur : « Allez ouvre ! On veut te parler ! T’es sourd?! »
Jeanny chuchota : « et oui, c’est peut-être qu’il est sourd, le vieux ?! »
A cet instant j’ouvris la porte, curieux de savoir qui se cachait derrière, la lumière de leur lampe de poche éclaira violemment mon visage ; je mis instantanément ma main devant mes yeux éblouis. J’avais cédé aussi pour calmer ces deux étranges créatures qui apparaissaient avec détermination devant moi. Avant qu’elles prononcent quoi que ce soit, avec une pointe de mesquinerie, je lançai un :
— Vous vous êtes égarées, mesdames… !
— C’ pas trop tôt !? Rudoya Joy, en touchant sa bouche comme si elle retenait quelque chose qui allait tomber.
— Pas question d’entrer! Vous me laissez dormir, sinon j’appelle les surveillants ! Hurlais-je
Elles se regardèrent et éclatèrent de rire, un rire diabolique qui résonna comme un frisson le long de ma colonne vertébrale. Je reculai, un peu décontenancé, mais j’étais déterminé à ne pas les laisser entrer!
— N’est-il pas mignon!? Mon brave p’tit, tu parles des deux infirmières qui nous surveillent. Et bien voyons, elles dorment aussi bien que toi quand tu seras six pieds sous terre ! Tu peux gueuler tant que tu veux, t’en perdrais tes cordes vocales!
Leur intention n’était pas de révéler quelques secrets de la résidence, qu’aucune alarme ne fonctionnait la nuit, par exemple, ou bien que la caméra à l’entrée censée dissuader les rôdeurs n’était qu’un leurre.
— Ça va pas être facile, prononça Joy avec un souffle haletant, tout en continuant avec la lampe torche à éclairer de bas en haut la silhouette du futur sondé.
Devant moi, elles paraissaient si petites, si insignifiantes, mais leur comportement était tout le contraire, elles avaient une incroyable énergie, très éloignée de ce que j’avais pu observer, cet après-midi. Soudain mon corps vacilla et sans que je comprenne ce qui venait de se passer, elles m’avaient poussé pour entrer dans ma chambre. Joy aussitôt appuya sur l’interrupteur de la lampe de chevet. J’étais impressionné par tant de vivacité. Pendant que je continuais à comprendre comment elles avaient réussi à venir jusqu’ici, à une heure aussi tardive ; elles s’installèrent, sans y être autorisées, chacune sur une chaise. Soudain l’une d’elles m’ordonna avec une voix autoritaire de m’asseoir, je répliquai instantanément par :
— Non ça ne m’intéresse pas. Sortez !
— T’inquiète pas, on n’est pas ici pour te proposer un plan à trois ! Même si j’avoue que tu es pas mal…s’exclama Joy avec un regard libidineux qui me provoqua un profond dégoût.
Jeanny débuta les présentations par son discours qu’elle connaissait par cœur pour l’avoir mille fois récité.
Au mot liberté, je les interrompis avec mépris, un de ceux qui j’espérais les ferait déguerpir :
— Je m’en fous de vos sornettes, allez recruter ailleurs ! Sortez! Demain matin, j’en parle aux infirmiers !
— Encore un naïf ! se désola Jeanny, en regardant son amie. Ici, tout ce qu’on dit est considéré comme des sornettes, des affabulations. Tu peux raconter ce que tu veux, mon vieux, personne ne te croira, encore moins des histoires aussi farfelues tirées d’une imagination déformée par des neurones de plus en plus affaiblis! Le contraire en revanche, va se produire, ton cas va s’aggraver !
— Bon t’es gentil mais tu n’vas pas nous interrompre toutes les cinq minutes. On a d’autres chats à fouetter ! S’irrita Joy en éternuant et en sortant un mouchoir brodé de sa poche pour essuyer avec une certaine élégance sa morve sur le visage.
— Je vous ai dit de partir ! Insistai-je avec une colère vrombissante.
— Et mon vieux, on termine ce qu’on a à dire, et après on décidera de ce qu’on fait de toi ! gueula Joy de plus en plus énervée.
Je me raidissais. Je venais d’avoir une vision morbide qui me conduisait tout droit aux rubriques faits divers et nécrologique avec comme titres soulignés en gras : « Un vieux meurt sauvagement sous les coups de mystérieux agresseurs. Les coupables sont activement recherchés » ou encore « Un règlement de compte meurtrier dans une maison de retraite». Nul ne savait comment les évènements allaient tourner…Pour m’épargner une mort glauque relatée dans les torchons d’une presse locale, j’avais décidé d’attendre qu’elles terminent ce qu’elles avaient à dire de si important. Une fois leur discours terminé, elles partiront ! Après tout, n’avais-je pas enduré pire que ça, ces derniers temps.
Alors, j’attendais, j’attendais, mes yeux bougeaient nerveusement, je les levais au ciel comme si j’invoquais le bon Dieu, j’étais impatient, je tournais ma tête à droite, à gauche, j’attendais. Et puis soudain, elles me posèrent une question à laquelle aussitôt je me souviens avoir répondu d’une voix enrouée « Je m’en fous comme d’une guigne, cassez vous d’la »

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