— Dépêche-toi. On va être en retard ! cria Jeanny.
Joy était enrhumée depuis une semaine, depuis la nuit où
elle avait zoné insouciante (inconsciente, affirmait son amie Jeanny) –
sans veste dans la grande ville, à une heure du matin. Malgré un été indien exceptionnellement beau ; la nuit, le fond
de l’air était frais.
Pour Jeanny, c’était tout le contraire, elle s’habillait
toujours plus. Elle craignait sans cesse de réveiller ces rhumatismes qui lui
tordaient depuis une décennie, quelques uns de ses membres. En s’emmitouflant,
elle avait l’impression d’avoir trouvé un remède qui atténuait cette
souffrance aiguë et exigeante dont elle voulait épargner à ses os le contact
avec ce qu’ils détestaient le plus. Depuis son arrivée à la résidence, son état
était stationnaire. Le chauffage y était pour beaucoup, jamais moins de 22
degrés dans l’enceinte de l’établissement, et lorsqu’elle sortait, elle
veillait à conserver cette chaleur bienfaitrice.
L’état fiévreux de Joy ralentissait considérablement leur
futur entretien de ce soir. A chaque fois qu’elles rencontraient un nouveau
pour savoir s’il serait un des leurs, les minutes étaient comptées, car elles
ne faisaient pas l’impasse sur leur sortie. Ce soir, elles allaient interroger
Raymond chambre 110.
*
J’entendis un bruit contre ma porte au moment où je fermais
l’armoire à l’intérieur de laquelle j’avais rangé quatre liasses de vingt
billets chacune (une liasse de 500€, une liasse de 100 € et deux liasses
de 200€). Grâce à quelques outils que j’avais dissimulés dans une doublure de
ma valise, j’avais fabriqué une cachette pour planquer mon oseille derrière mes
vêtements. A l’intérieur d’une armoire de vieilles fripes, personne ne
trouverait mes billets, tandis que sous le matelas, c’était devenu plus risqué.
Lorsque d’autres coups retentirent, plus forts encore
(j’avais heureusement pris soin de verrouiller la porte à double tour), je
restai immobile, seul avec les battements accélérés de mon cœur qui
remplissaient tout l’espace. Ce n’était pas le neuroleptique que j’avais
gentiment gobé qui provoquait des hallucinations. Non, certainement pas.
Je continuai à m’approcher lentement, en essayant de ne pas frotter les
semelles de mes pantoufles sur le sol en lino, je m’aidais d’une main appuyée
contre le mur, et j’avançais doucement, car j’étais plongé dans l’obscurité. En
arrivant à la porte, je collai mon oreille, et je distinguai une voix qui
murmurait quelque chose comme : « il va se réveiller, ils
donnent jamais d’Xp09 les premiers soirs au nouveau, ils attendent toujours
quelques jours pour connaître le patient!». Je ne comprenais pas
grand-chose à leur conversation…Mais je me demandais qui étaient ces gens qui
s’autorisaient à taper contre ma porte, à une heure aussi tardive ?
Cet après-midi, n’avais-je pas pourtant vu que des
pensionnaires qui n’attendaient plus rien de la vie, même pas un souffle ?
Certains me faisaient même penser à des alligators la bouche entrouverte
attendant la Mort comme l’animal guette sa proie. D’autres avaient les yeux
enfoncés dans leurs orbites, ils semblaient déjà morts ! Le contraste ne
m’avait pas échappé, il y avait des vieux plus dépendants et malades que
d’autres, certains gueulaient leur mal être, d’autres avaient le corps ramolli
par l’inactivité. Tous se côtoyaient dans une détresse, a priori similaire. Il
y avait les silencieux, de l’autre les fous donnant des coups de pied comme ceux
qui résonnaient à présent à l’intérieur de ma chambre.
L’état fébrile de Joy accentuait sa mauvaise humeur : « Allez
ouvre ! On veut te parler ! T’es sourd?! »
Jeanny chuchota : « et oui, c’est peut-être
qu’il est sourd, le vieux ?! »
A cet instant j’ouvris la porte, curieux de savoir qui se
cachait derrière, la lumière de leur lampe de poche éclaira violemment mon
visage ; je mis instantanément ma main devant mes yeux éblouis. J’avais
cédé aussi pour calmer ces deux étranges créatures qui apparaissaient avec
détermination devant moi. Avant qu’elles prononcent quoi que ce soit, avec une
pointe de mesquinerie, je lançai un :
— Vous vous êtes égarées, mesdames… !
— C’ pas trop tôt !? Rudoya Joy, en touchant sa bouche
comme si elle retenait quelque chose qui allait tomber.
— Pas question d’entrer! Vous me laissez dormir, sinon j’appelle
les surveillants ! Hurlais-je
Elles se regardèrent et éclatèrent de rire, un rire
diabolique qui résonna comme un frisson le long de ma colonne vertébrale. Je
reculai, un peu décontenancé, mais j’étais déterminé à ne pas les laisser
entrer!
— N’est-il pas mignon!? Mon brave p’tit, tu parles
des deux infirmières qui nous surveillent. Et bien voyons, elles dorment
aussi bien que toi quand tu seras six pieds sous terre ! Tu peux gueuler
tant que tu veux, t’en perdrais tes cordes vocales!
Leur intention n’était pas de révéler quelques secrets de
la résidence, qu’aucune alarme ne fonctionnait la nuit, par exemple, ou bien
que la caméra à l’entrée censée dissuader les rôdeurs n’était qu’un leurre.
— Ça va pas être facile, prononça Joy avec un souffle
haletant, tout en continuant avec la lampe torche à éclairer de bas en haut la
silhouette du futur sondé.
Devant moi, elles paraissaient si petites, si
insignifiantes, mais leur comportement était tout le contraire, elles avaient
une incroyable énergie, très éloignée de ce que j’avais pu observer, cet
après-midi. Soudain mon corps vacilla et sans que je comprenne ce qui venait de
se passer, elles m’avaient poussé pour entrer dans ma chambre. Joy aussitôt
appuya sur l’interrupteur de la lampe de chevet. J’étais impressionné par tant
de vivacité. Pendant que je continuais à comprendre comment elles avaient
réussi à venir jusqu’ici, à une heure aussi tardive ; elles
s’installèrent, sans y être autorisées, chacune sur une chaise. Soudain l’une
d’elles m’ordonna avec une voix autoritaire de m’asseoir, je répliquai
instantanément par :
— Non ça ne m’intéresse pas. Sortez !
— T’inquiète pas, on n’est pas ici pour te proposer un plan
à trois ! Même si j’avoue que tu es pas mal…s’exclama Joy avec un regard
libidineux qui me provoqua un profond dégoût.
Jeanny débuta les présentations par son discours qu’elle
connaissait par cœur pour l’avoir mille fois récité.
Au mot liberté, je les interrompis avec mépris, un de ceux
qui j’espérais les ferait déguerpir :
— Je m’en fous de vos sornettes, allez recruter
ailleurs ! Sortez! Demain matin, j’en parle aux infirmiers !
— Encore un naïf ! se désola Jeanny, en regardant son amie.
Ici, tout ce qu’on dit est considéré comme des sornettes, des affabulations. Tu
peux raconter ce que tu veux, mon vieux, personne ne te croira, encore moins
des histoires aussi farfelues tirées d’une imagination déformée par des
neurones de plus en plus affaiblis! Le contraire en revanche, va se
produire, ton cas va s’aggraver !
— Bon t’es gentil mais tu n’vas pas nous interrompre toutes
les cinq minutes. On a d’autres chats à fouetter ! S’irrita Joy en
éternuant et en sortant un mouchoir brodé de sa poche pour essuyer avec une
certaine élégance sa morve sur le visage.
— Je vous ai dit de partir ! Insistai-je avec une
colère vrombissante.
— Et mon vieux, on termine ce qu’on a à dire, et après on
décidera de ce qu’on fait de toi ! gueula Joy de plus en plus énervée.
Je me raidissais. Je venais d’avoir une vision morbide qui
me conduisait tout droit aux rubriques faits divers et nécrologique avec comme
titres soulignés en gras : « Un vieux meurt sauvagement sous les coups
de mystérieux agresseurs. Les coupables sont activement recherchés » ou
encore « Un règlement de compte meurtrier dans une maison de retraite».
Nul ne savait comment les évènements allaient tourner…Pour m’épargner une mort
glauque relatée dans les torchons d’une presse locale, j’avais décidé
d’attendre qu’elles terminent ce qu’elles avaient à dire de si important. Une
fois leur discours terminé, elles partiront ! Après tout, n’avais-je pas enduré
pire que ça, ces derniers temps.
Alors, j’attendais, j’attendais, mes yeux bougeaient
nerveusement, je les levais au ciel comme si j’invoquais le bon Dieu, j’étais
impatient, je tournais ma tête à droite, à gauche, j’attendais. Et puis soudain, elles me posèrent une question à laquelle aussitôt
je me souviens avoir répondu d’une voix enrouée « Je m’en fous comme
d’une guigne, cassez vous d’la »
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