lundi 26 janvier 2015

Chapitre 4

J’arrivai à la résidence Le Saule le jour de mon soixante-seizième anniversaire. En cette fin d’après-midi d’automne, accompagné de mon tuteur, j’avais posé mes deux valises de souvenirs de toute une vie amoncelés à la va-vite dans cette chambre aux rideaux blancs tirés sur 12 m². Contre le mur, un lit et autour de moi un vide qui résonnait comme un cri de désespoir. Personne ne semblait m’entendre. Personne. Pourtant sur mon dossier était inscrit en lettres capitales à l’encre rouge, un mot un seul qui avait provoqué mon immense désarroi : ADMISSIBLE. La violence avaient été l’une des raisons de ce brusque changement. Selon moi, la raison était ailleurs.
Avant toute cette malheureuse histoire, j’habitais dans un joli appartement au centre ville. Avec mon épouse, j’avais acheté un trois pièces au premier étage, quand les prix étaient encore abordables aux ménages les plus modestes.  Avant, j’avais été conducteur de trains et ma femme, employée au service administratif d’une entreprise de textile. Nous étions heureux, malgré l’absence d’enfants que nous n’avions pas eu la chance d’avoir, à cause de ma stérilité. A la mort de ma femme, ma nièce que je considérais comme ma fille me proposa d’habiter avec sa famille, à l’étranger « Tu verras, tu te sentiras bien avec nous », avait-elle insisté. Je ne sais pas ce qui me poussa à refuser, un mélange de peurs accumulées, peur de l’inconnu, peur de perdre mes repères, ou ces nombreux souvenirs que j’avais accumulés au fil des ans. Quoi qu’il advienne, j’avais décidé de continuer mon existence là où je l’avais construite. Contrairement à ce que certains pouvaient penser, la solitude ne m’atteignait pas mais inconsciemment, je devais la projeter sur les autres comme un mal être. Car j’ai beau chercher le moment où tout a basculé, je n’arrive pas à comprendre comment toutes ces histoires ont pu tourner aussi tragiquement. Chaque jour, j’avais un tas de loisirs différents qui remplissaient mes journées agréablement sans voir le temps passer. J’adorais construire des maquettes de trains, j’aimais aussi sortir pêcher avec mon fidèle ami les après-midi. 
Depuis peu, je faisais des balades avec Brigitte que j’avais rencontrée grâce à une annonce dans un journal local. Il aurait été peut-être question un jour, d’emménager ensemble, si je n’avais pas eu toutes ses peines accumulées qui provoquèrent ma chute. Les responsables, ce sont mes voisins qui s’installèrent un mois d’été, sans que je n’y prête guère d’attention.
Pourtant, dès les premiers jours, ils projetèrent sur moi une sorte de haine ou de mépris, je ne sais pas ce que je leur renvoyais précisément, pour que cette violence jaillisse si brusquement ? Je m’en veux presque maintenant de n’avoir rien dit, ni même de ne pas avoir su me défendre correctement…
Je crois que je leur inspirais une sorte de fragilité, une faiblesse dont ils abusèrent sans ménagement en me cherchant des noises, en me bousculant, en me dérangeant, en faisant du bruit certains soirs de semaine et de week-end et bien d'autres évènements encore qui me font atterrir malgré moi, aujourd’hui dans cet endroit. Comment cette histoire avait-elle débuté ?  Un jour, ils m’avaient lancé une phrase insensée parmi d’autres, qui aurait peut-être pu m’éclairer quant à leurs futures intentions : « tu dois avoir un truc qui ne tourne pas rond chez toi, ce n’est pas normal de vivre seul, mon vieux ».
Evidemment, cette remarque que je trouvais idiote comme toutes les autres ne m’atteignait guère, car je continuais à faire comme s’ils n’existaient pas, ça devait certainement les agacer, mon indifférence feinte en permanence. Mais je ne voulais pas m’introduire dans leur colère. Je n’en avais d’ailleurs jamais parlé à ma nièce. Je m’entêtais à garder le silence. Oui, le silence, il me semblait que c’était l’arme la plus efficace face à la tyrannie. L’ambiance était devenue pourtant exécrable. J’évitais de sortir en même temps qu’eux, je me cachais quand je les voyais dans la rue, je changeais de trottoir, je me faisais discret. Je devais croire que tout finirait par s’arranger. J’avais foi en l’humanité, l’humain finit toujours par choisir la raison et l’intelligence, je me répétais inlassablement comme une prière « ils finiront bien par partir », surtout lorsque certains soirs, leurs cris envahissaient l’espace intime de ma chambre. Hélas rien ne s’arrangea, un an passa et c’était bien mal connaître la nature humaine et sa fascination presque aussi grande d’admirer la réussite d’un homme que celle de le voir sombrer. Ma vie devenait enfer. Mes voisins étaient de petites vermines que personne ne souhaitait d’ailleurs approcher, ni même contrarier. Pour couronner le tout, leurs mioches qui faisaient des blagues débiles sous l’œil complice de leurs parents…
Un jour, excédé par le comportement d’un des gamins, ma patience m’échappa. Tous ces moments de retenues forcèrent l’énergie que je mis dans ma main au moment où elle se posa sur le visage grassouillet du jeune. Le rouge sur son visage aux yeux ébahis marqua le début de ma défaite. Instantanément je m’en voulais, d’avoir projeté ma colère sur un de ces enfants alors que les seuls responsables étaient les parents qu’il aurait fallu d’abord corriger. J’avais l’impression d’être lâche. J’avais même un peu honte, mais je n’eus pas le temps de regretter, car à cet instant précis, mon calvaire prit des proportions inimaginables. Ils portèrent plainte, et ils continuèrent à projeter sur moi leur haine de plus en plus fréquemment, elle allait même prendre une intensité que je n’avais pas prévue.
J’avais commencé à en parler aux habitants de l’immeuble pour obtenir un peu de soutien, mais à mon grand désespoir, tout le monde se réfugiait dans le silence, un silence complice, un silence d’indifférence, un silence qui m’enfermait davantage dans ma solitude. J’étais seul à les combattre, et je crois pouvoir affirmer maintenant que le combat était déjà perdu d’avance.
Leur haine augmenta, ils ne me lâchèrent plus, j’étais devenu une cible dont le sort était de succomber sous leurs coups.  
Six mois. Période pendant laquelle je me cramponnais avec acharnement à l’espoir que tout se termine et qu’ils s’en aillent. Six mois, ça passe vite, et pourtant pour moi ça m’a paru une éternité. J’étais, je l’avoue, sur les nerfs, je devais gérer mes tensions, je n’avais pas envie de me laisser faire, et pour la première fois, durant cette période de six mois, je commençais à répliquer,  à rebeller, à me défendre. J’avais l’impression de devenir fou. 
Au moment où l’idée de vendre mon appartement surgissait, c’était trop tard, le deuxième incident à l’encontre d’un des enfants me condamna. Le jour où l’aîné dévala les quelques marches du hall d’entrée, c’était en effet de ma faute, excédé par son insolence, ses remarques, cette façon qu’il avait de me bousculer, je l’ai poussé violemment sans même faire attention aux marches qui étaient à côté, et qui lui ont valu d’aller faire un bref séjour à l’hôpital pour revenir avec une cheville dans le plâtre tandis que pendant quelques jours, je fus interné, gavé de médicaments, et surtout on me posa des questions auxquelles je ne trouvais pas de réponses suffisamment convaincantes. Le diagnostic accompagna ainsi ma chute, un diagnostic de quelques lignes auquel je comprenais que l’enfer allait se poursuivre ailleurs. Et lorsqu’ils prononcèrent à l’unanimité cette phrase « il faut le placer dans un établissement médicalisé pour personnes âgées qui l’aidera à mieux vivre sa maladie » tout, autour de moi, s’écroula comme un château de cartes. Ma seule véritable maladie, et je le pense ainsi sincèrement, celle qui me fait aujourd’hui poser mes valises dans cette chambre impersonnelle, est la volonté de ces êtres viles, ces gens qui se sont acharnés de façon insensée à m’ôter ma liberté !
J’étais viré de chez moi comme un délinquant. Cette décision que je considérais injuste provoqua une douleur incommensurable dans laquelle je m’étais enfermé sans pouvoir réagir. Au moment du verdict, devant les médecins, c’est en homme abattu que j’apparaissais. Toute une vie à marner pour finir dans un lieu que je n’avais pas choisi semblait être la plus sévère des punitions que j’eus à connaître dans mon existence. Mon appartement serait vendu pour payer les loyers de cette nouvelle demeure. Avant de m’y conduire, je fus autorisé à rentrer chez moi, une dernière fois, pour rassembler quelques effets personnels.  J’étais accompagné d’un tuteur qui ne me lâchait plus d’une semelle. Il y avait de quoi avoir les nerfs. Je ne maîtrisais plus rien, ma vie ne m’appartenait plus !
Cependant en rangeant mes affaires,  je songeai immédiatement à mon pactole et à mon passeport dissimulés sous mon matelas que je pris soin de ranger discrètement dans mes valises lorsque le tuteur avait le dos tourné. Je pris aussi le carnet d’adresses sur lequel le numéro de ma nièce était inscrit. Je devais la contacter dès que possible. Il n’y avait qu’elle dorénavant pour me sauver de ce naufrage. C’était mon seul lien avec l’extérieur, mon seul espoir, ma raison de vivre et de me battre. Car je voyais déjà les choses ainsi que mon passage dans cet établissement ne serait que provisoire.

C’est à ce fol espoir que je m’accrochais lorsque je rentrai la première fois dans cette résidence. Le moral plombé, certes, le désespoir inscrit sur mon visage amaigri, aux traits fatigués par des nuits d’insomnie et par la prise de médicaments. Les bruits nouveaux et inhabituels que j’entendis ce jour-là provoquèrent instantanément des tremblements irréguliers dans ma main droite, mes jambes ne semblaient plus me porter. Tout mon corps émettait d’étranges vibrations. D’ailleurs, lorsque j’entrai dans cette grande pièce aux lumières artificielles où certains résidents me fixaient avec un air terrifiant, j’avais failli chavirer. Dorénavant, j’avais une seule obsession : m’enfuir !

En voyant s’approcher lentement ce vieillard à l’allure incertaine dans la salle commune, les J.J. ne pensaient pas un seul instant, qu’elles posaient leur regard sur celui qui allait bousculer la tranquillité du groupe et de la résidence...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Pour publier un commentaire, voici la marche à suivre :
1/ Ecrivez votre texte dans le formulaire de saisie.
2/ Si vous avez un compte blogger, vous pouvez vous identifier dans la liste déroulante - sinon toujours dans la liste déroulante, choisir "Anonyme"
3/ Valider le message
Merci !