vendredi 16 janvier 2015

Le cri des vieux - Premier chapitre

Chapitre 1


A la résidence Le Saule, il y avait ceux qui dormaient constamment, d’autres qui marchaient comme des funambules dans les couloirs, et puis il y avait ceux, instables et nerveux, qu’une folle envie de liberté provoquait en permanence…
A la suite de tests médicaux et quelques interrogatoires, les médecins avec cette distance froide et analytique dont ils sont capables dans les moments les plus tragiques de l’existence, avaient annoncé à leurs patients que des cellules nerveuses de leur cerveau s’étaient éteintes, et que d’autres connaîtraient bientôt le même sort. Le problème n’était pas seulement lié à leur vieillesse, mais à ce cerveau qui ressemblait de plus en plus à un fruit pourri qu’il fallait cacher à la société, saine d’esprit et de corps, qui ne voulait pas regarder de trop près les dérives cellulaires de leurs ancêtres. Leurs souvenirs amnésiques confondaient passé, présent, futur, produisant ainsi d’étranges comportements. Il y avait toutefois un remède à leurs maux, précisément un endroit discret où la société pouvait les cacher. La résidence Le Saule faisait partie de cet endroit où des gens les soignaient constamment tout en observant la maladie se développer. En haut à gauche des dossiers de chaque résident, était inscrit en lettres capitales à l’encre rouge un seul mot sanctionnant leur trouble : ADMISSIBLE.

C’est dans cette maison de retraite spécialisée où les vieux ont interdiction de sortir sans être accompagnés, située en haut d’une colline près d’un petit village de trois cents âmes, qu’atterrirent Jeanne et Joséphine, le même jour à quelques heures d’intervalles.

Pour Jeanne, quatre-vingts ans, elle se souvenait très bien du jour où tout avait basculé. Après une très violente altercation avec son gendre, pour se défendre elle avait tenu d’une main tremblotante un couteau à lame bien aiguisée si près de son visage boursouflé qu’il en avait perdu un instant son vocabulaire d’insultes à son égard ! Fermer le clapet de cet imbécile qui ne manquait jamais aucune occasion de lui lancer des invectives avait été une formidable victoire. Trop courte. Pour éviter un drame la prochaine fois, l’avenir de Jeanne était devenu l’affaire des spécialistes. Elle avait pourtant essayé de les dissuader : "Commettre un meurtre, une femme âgée comme moi, vous n’y songez pas" avait-elle insisté, en espérant obtenir un jugement plus clément. Hélas aucune explication n’avait attendri les juges. Malgré des excuses mille fois répétées, rien, absolument rien n’avait pu détendre les visages crispés.

Pour Joséphine, soixante-dix-neuf ans, les prémices s’étaient déroulées autrement. Son mari, un homme d’affaires avec qui elle avait beaucoup voyagé, était décédé il y a quatre ans. La progéniture, née d’une précédente union, s’accrochait un peu plus chaque jour à l’héritage aussi sûrement qu’un essaim de mouches à des étrons. Un jour Joséphine était devenue subitement neurasthénique, aphasique, agnosique - enfin tout ce qui se termine par « ic» comme un mauvais tic mais sans maladie psychiatrique (c’était déjà ça). En d’autres termes, elle était devenue emmerdeuse, agressive, d’humeur instable, versatile, gâchant la vie de tous ceux qui s’efforçaient à la rendre pourtant heureuse. Pour elle aussi les tests avaient débuté, sans s’y attendre…
A cet instant, elle avait aperçu une autre vérité, en secouant la partie immergée de l’iceberg, il lui semblait qu’elle était devenue cette armoire vétuste qu’on débarrasse après avoir vidé le contenu, afin de prévoir l’avenir, l’avenir sans elle ! C’était sa vision. Pour elle aussi, il n’y avait pas eu d’alternatives…

Attendre l’heure fatidique aux côtés d’anonymes qui ont en commun un même diagnostic, était l’unique avenir qu’on leur proposait. Lorsqu’elles posèrent ainsi leurs valises à la résidence Le Saule, cet établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes, sur leur visage, les rides traduisaient leurs sombres pensées et un futur barricadé. Pour les accompagner dans cette nouvelle demeure, il y avait eu des larmes, beaucoup de larmes, et cette immense tristesse qui semblait ne jamais vouloir s’arrêter...

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