Chapitre 1
A la résidence Le
Saule, il y avait ceux qui dormaient constamment, d’autres qui marchaient comme
des funambules dans les couloirs, et puis il y avait ceux, instables et
nerveux, qu’une folle envie de liberté provoquait en permanence…
A la suite de tests
médicaux et quelques interrogatoires, les médecins avec cette distance froide
et analytique dont ils sont capables dans les moments les plus tragiques de
l’existence, avaient annoncé à leurs patients que des cellules nerveuses de
leur cerveau s’étaient éteintes, et que d’autres connaîtraient bientôt le même
sort. Le problème n’était pas seulement lié à leur vieillesse, mais à ce cerveau
qui ressemblait de plus en plus à un fruit pourri qu’il fallait cacher à la
société, saine d’esprit et de corps, qui ne voulait pas regarder de trop près
les dérives cellulaires de leurs ancêtres. Leurs souvenirs amnésiques
confondaient passé, présent, futur, produisant ainsi d’étranges
comportements. Il y avait toutefois un remède à leurs maux, précisément un
endroit discret où la société pouvait les cacher. La résidence Le Saule faisait
partie de cet endroit où des gens les soignaient constamment tout en observant
la maladie se développer. En haut à gauche des dossiers de chaque résident,
était inscrit en lettres capitales à l’encre rouge un seul
mot sanctionnant leur trouble : ADMISSIBLE.
C’est dans cette
maison de retraite spécialisée où les vieux ont interdiction de sortir sans
être accompagnés, située en haut d’une colline près d’un petit village de trois
cents âmes, qu’atterrirent Jeanne et
Joséphine, le même jour à quelques heures d’intervalles.
Pour Jeanne,
quatre-vingts ans, elle se souvenait très bien du jour où tout avait basculé.
Après une très violente altercation avec son gendre, pour se défendre elle
avait tenu d’une main tremblotante un couteau à lame bien aiguisée si près de
son visage boursouflé qu’il en avait perdu un instant son vocabulaire
d’insultes à son égard ! Fermer le clapet de cet imbécile qui ne manquait
jamais aucune occasion de lui lancer des invectives avait été une formidable
victoire. Trop courte. Pour éviter un drame la prochaine fois, l’avenir de
Jeanne était devenu l’affaire des spécialistes. Elle avait pourtant essayé de
les dissuader : "Commettre un meurtre, une femme âgée comme moi, vous n’y
songez pas" avait-elle insisté, en espérant obtenir un jugement plus
clément. Hélas aucune explication n’avait attendri les juges. Malgré des
excuses mille fois répétées, rien, absolument rien n’avait pu détendre les
visages crispés.
Pour Joséphine,
soixante-dix-neuf ans, les prémices s’étaient déroulées autrement. Son mari, un
homme d’affaires avec qui elle avait beaucoup voyagé, était décédé il y a
quatre ans. La progéniture, née d’une précédente union, s’accrochait un peu
plus chaque jour à l’héritage aussi sûrement qu’un essaim de mouches à des
étrons. Un jour Joséphine était devenue subitement neurasthénique, aphasique,
agnosique - enfin tout ce qui se termine par « ic» comme un mauvais tic mais
sans maladie psychiatrique (c’était déjà ça). En d’autres termes, elle était
devenue emmerdeuse, agressive, d’humeur instable, versatile, gâchant la vie de
tous ceux qui s’efforçaient à la rendre pourtant heureuse. Pour elle aussi les
tests avaient débuté, sans s’y attendre…
A cet instant, elle avait aperçu une autre vérité, en secouant la partie immergée de l’iceberg, il lui semblait qu’elle était devenue cette armoire vétuste qu’on débarrasse après avoir vidé le contenu, afin de prévoir l’avenir, l’avenir sans elle ! C’était sa vision. Pour elle aussi, il n’y avait pas eu d’alternatives…
A cet instant, elle avait aperçu une autre vérité, en secouant la partie immergée de l’iceberg, il lui semblait qu’elle était devenue cette armoire vétuste qu’on débarrasse après avoir vidé le contenu, afin de prévoir l’avenir, l’avenir sans elle ! C’était sa vision. Pour elle aussi, il n’y avait pas eu d’alternatives…
Attendre l’heure
fatidique aux côtés d’anonymes qui ont en commun un même diagnostic, était
l’unique avenir qu’on leur proposait. Lorsqu’elles posèrent ainsi leurs valises
à la résidence Le Saule, cet établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes,
sur leur visage, les rides traduisaient leurs sombres pensées et un futur
barricadé. Pour les accompagner dans cette nouvelle demeure, il y avait eu des
larmes, beaucoup de larmes, et cette immense tristesse qui semblait ne jamais
vouloir s’arrêter...
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